La famille catalane
Cela peut paraître curieux de parler ainsi de famille catalane. Y aurait-il donc une spécificité, dans notre région, pour l'organisation familiale? Il est évident que oui. Trois caractéristiques méritent qu'on les souligne.
Par rapport à ce qu'on rencontre dans les autres régions, espagnoles comme françaises, le noyau familial catalan est plutôt moins nombreux qu'ailleurs.
Dans la plaine (dont fait partie Argelès) les familles, très souvent, n'ont guère que deux ou trois enfants. Pas en raison d'un moins grand nombre de naissances que dans les montagnes environnantes (où il est fréquent qu'il y ait cinq ou six enfants par famille), mais parce que les décès d'enfants en bas âge y sont plus fréquents.
Pour tout un tas de raisons, dont la fréquence des épidémies dans les zones de forts passages humains, la mortalité des enfants est d'autant plus forte qu'on se rapproche de la mer, et qu'on réside dans de grandes cités (à Perpignan, bien sûr, la situation est encore plus dramatique à ce sujet).
Si le noyau familial (le cap de casa, sa femme et leurs enfants vivants) est plus restreint, en revanche, la maison familiale abrite souvent plus de personnes qu'ailleurs. Surtout en milieu rural. On se marie assez tard, dans notre région et à mon époque. Il n'est pas rare qu'un homme ne fonde son foyer qu'à l'approche de ses 30 ans. Et les jeunes femmes encore célibataires vers 25 ans sont nombreuses également. La raison principale, ici, est simple: nous sommes une région qui a été très appauvrie par les décennies de guerre. Et le mariage implique le versement d'une dot, dont le montant est souvent difficile à réunir. Comme par ailleurs, le droit des obligations juridiques du mariage est extrêmement codifié chez nous (j'y reviendrai une autre fois), nombreux sont ceux qui ne veulent pas, ou qui ne peuvent pas, convoler aussi tôt qu'ils le désireraient. Ni avec qui ils le désireraient, mais c'est une autre histoire.
C'est pourquoi, sous le toit familial, continuent souvent à vivre aussi des frères, des sœurs, parfois des cousins plus ou moins lointains, durant plusieurs années après que le cap de casa a fondé son propre foyer. Plus, bien sûr, les enfants issus d'une éventuelle union antérieure, car les remariages sont fréquents à mon époque.
Enfin, parce que notre région est depuis des siècles une aire de passage pour de multiples migrations, l'endogamie y est moins forte qu'ailleurs.
C'est variable selon les périodes, bien sûr, mais le début de mon dix-septième siècle a été marqué par de très nombreuses arrivées, en provenance du royaume de France, avant que nous lui soyons rattachés. Les troubles religieux qui ont déchiré ce dernier durant les dernières décennies du XVI° siècle, et la pauvreté dramatique qui a frappé certaines de ses régions (Auvergne, Limousin, Périgord, Béarn, Pyrénées...) ont provoqué de larges mouvements migratoires à destination de la Catalogne.
D'ailleurs, Patrick me dit que des historiens de votre époque estiment qu'au moment où je vis, un habitant sur cinq de la Catalogne est né en France!
La région, en effet, attire. Non seulement parce qu'elle s'enrichit, depuis quelques décennies; mais en plus parce qu'elle est en déficit de population: de nombreuses terres n'attendent que les bras qui vont les mettre en valeur. Les guerres et les épidémies, bien sûr, avaient saigné notre démographie, comme souvent dans d'autres régions. Mais d'autres facteurs, plus particuliers à l'Espagne, ont joué: l'expulsion des Morisques (descendants des musulmans restés en Espagne) à partir de 1609, ainsi que les départs vers les colonies d'Amérique, ont créé de véritables vides dans toute la péninsule, et donc aussi en Catalogne.
Composée par toutes ces strates, la famille est donc un élément complexe.
L'héritage du droit romain en a fait par ailleurs le lieu d'un maillage étroit de relations particulières au sein de la communauté, qui lui donnent un rôle central au sein de la société de mon époque. Je vous en reparlerai bientôt.