Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

mon environnement social

La famille catalane

Publié le par Jaume Ribera

Cela peut paraître curieux de parler ainsi de famille catalane. Y aurait-il donc une spécificité, dans notre région, pour l'organisation familiale? Il est évident que oui. Trois caractéristiques méritent qu'on les souligne.

Par rapport à ce qu'on rencontre dans les autres régions, espagnoles comme françaises, le noyau familial catalan est plutôt moins nombreux qu'ailleurs.
Dans la plaine (dont fait partie Argelès) les familles, très souvent, n'ont guère que deux ou trois enfants. Pas en raison d'un moins grand nombre de naissances que dans les montagnes environnantes (où il est fréquent qu'il y ait cinq ou six enfants par famille), mais parce que les décès d'enfants en bas âge y sont plus fréquents.

Trois enfants avec quelques écarts d'âges significatifs; une famille catalane typique de mon époque, dans la plaine

Pour tout un tas de raisons, dont la fréquence des épidémies dans les zones de forts passages humains, la mortalité des enfants est d'autant plus forte qu'on se rapproche de la mer, et qu'on réside dans de grandes cités (à Perpignan, bien sûr, la situation est encore plus dramatique à ce sujet).

Si le noyau familial (le cap de casa, sa femme et leurs enfants vivants) est plus restreint, en revanche, la maison familiale abrite souvent plus de personnes qu'ailleurs. Surtout en milieu rural. On se marie assez tard, dans notre région et à mon époque. Il n'est pas rare qu'un homme ne fonde son foyer qu'à l'approche de ses 30 ans. Et les jeunes femmes encore célibataires vers 25 ans sont nombreuses également. La raison principale, ici, est simple: nous sommes une région qui a été très appauvrie par les décennies de guerre. Et le mariage implique le versement d'une dot, dont le montant est souvent difficile à réunir. Comme par ailleurs, le droit des obligations juridiques du mariage est extrêmement codifié chez nous (j'y reviendrai une autre fois), nombreux sont ceux qui ne veulent pas, ou qui ne peuvent pas, convoler aussi tôt qu'ils le désireraient. Ni avec qui ils le désireraient, mais c'est une autre histoire.
C'est pourquoi, sous le toit familial, continuent souvent à vivre aussi des frères, des sœurs, parfois des cousins plus ou moins lointains, durant plusieurs années après que le cap de casa a fondé son propre foyer. Plus, bien sûr, les enfants issus d'une éventuelle union antérieure, car les remariages sont fréquents à mon époque.

Enfin, parce que notre région est depuis des siècles une aire de passage pour de multiples migrations, l'endogamie y est moins forte qu'ailleurs.
C'est variable selon les périodes, bien sûr, mais le début de mon dix-septième siècle a été marqué par de très nombreuses arrivées, en provenance du royaume de France, avant que nous lui soyons rattachés. Les troubles religieux qui ont déchiré ce dernier durant les dernières décennies du XVI° siècle, et la pauvreté dramatique qui a frappé certaines de ses régions (Auvergne, Limousin, Périgord, Béarn, Pyrénées...) ont provoqué de larges mouvements migratoires à destination de la Catalogne.
D'ailleurs, Patrick me dit que des historiens de votre époque estiment qu'au moment où je vis, un habitant sur cinq de la Catalogne est né en France!
La région, en effet, attire. Non seulement parce qu'elle s'enrichit, depuis quelques décennies; mais en plus parce qu'elle est en déficit de population: de nombreuses terres n'attendent que les bras qui vont les mettre en valeur. Les guerres et les épidémies, bien sûr, avaient saigné notre démographie, comme souvent dans d'autres régions. Mais d'autres facteurs, plus particuliers à l'Espagne, ont joué: l'expulsion des Morisques (descendants des musulmans restés en Espagne) à partir de 1609, ainsi que les départs vers les colonies d'Amérique, ont créé de véritables vides dans toute la péninsule, et donc aussi en Catalogne.

Chassés par l'édit de Felipe III en 1609, les Morisques ont tout quitté. D'autres populations arrivèrent bientôt, pour acheter leurs terres abandonnées

Composée par toutes ces strates, la famille est donc un élément complexe.

L'héritage du droit romain en a fait par ailleurs le lieu d'un maillage étroit de relations particulières au sein de la communauté, qui lui donnent un rôle central au sein de la société de mon époque. Je vous en reparlerai bientôt.

Partager cet article
Repost0

Un drame hélas fréquent: la mort d'un enfant

Publié le par Jaume Ribera

Ne m'en veuillez pas si j'évoque un sujet tragique, aujourd'hui...

Je suis triste.

De retour d'un mas situé à l'intérieur des terres, du côté de Collioure.
Où je n'ai pas réussi à sauver un enfant. Il toussait fortement depuis quelques jours, et sa fièvre est tout à coup montée hier. On est venu me chercher en hâte, et j'ai passé toute la nuit et la journée qui a suivi à son chevet. Hélas, malgré le courage dont a fait preuve ce petit corps chétif, le mal a été plus fort que lui.
Le soleil commençait à baisser lentement, quand on a tamisé toutes les lumières de la grande salle. Le dernier souffle de sa courte vie venait de partir.

Il avait seulement quatre ans...

C'est une chose à laquelle je ne m'habituerai jamais. Pourquoi faut-il que des enfants meurent?
Francisco me dit souvent, pour me consoler (pour m'endurcir, aussi, je le sens bien) qu'il en a toujours été ainsi, et même que la situation s'est améliorée depuis quelques décennies.

Depuis que les années de guerre sont finies, la maladie est la principale cause de décès des enfants dans nos contrées. Ils sont en effet les plus fragiles, face aux rigueurs du temps. Malgré tous les soins des leurs, malgré l'allaitement maternel, plus long qu'à votre époque paraît-il, leur nutrition est souvent insuffisante durant leur plus jeune âge. Ils sont souvent affaiblis face aux maladies qu'ils rencontrent.

Mais surtout, ce qui les met le plus souvent en péril, et contre quoi nous ne sommes que trop peu de médecins à tenter d'agir dans les mas que nous visitons, c'est l'hygiène souvent très insuffisante dans laquelle ils vivent.
Non pas que nous ne nous lavions pas, ou que nous vivions dans des lieux insalubres.
Patrick m'a un jour raconté les inepties que votre époque colporte trop souvent à ce sujet. Non. Nous savons ce que c'est que la propreté de nos corps, croyez-moi. Nous la maintenons avec des produits plus naturels, et sans doute moins nocifs, que les vôtres; c'est là la seule différence.
Ce qui est un vrai problème, en revanche, c'est la promiscuité qui sévit encore dans nos sociétés.

Une promiscuité qui, parfois, englobe les animaux...

Songez que tout le monde vit dans un habitat souvent trop petit. C'est pire, bien sûr, dans les villes, mais c'est vrai aussi dans les habitations de nos campagnes. Où il n'existe, la plupart du temps, qu'un seul lit que tous partagent. Aucun couvert personnel pour manger; quelques gobelets seulement pour boire... La même eau pour se laver, parfois à plusieurs.
Comment voulez-vous que le mal de l'un ne se propage pas aux autres? Et qu'hélas le décès d'un enfant soit suivi d'autres décès dans la même famille? Nos campagnes sont pleines d'histoires de familles entières décimées en quelques jours.

Au sein desquelles les enfants sont parmi les premiers à être fauchés...

Comme celui de cet après-midi.

Partager cet article
Repost0

Paysan... Mais encore?

Publié le par Jaume Ribera

Nous vivons dans une société dont la grande majorité des habitants sont paysans. Certes. Mais dans le monde rural qui est le nôtre, cela est beaucoup trop vague pour caractériser précisément le métier de chacun. Or cette définition précise est essentielle, à mon époque. Car elle induit la place de chacun dans la hiérarchie sociale. Il ne faut pas oublier que la société catalane du XVII° siècle est très hiérarchisée.

Il en est de même dans le monde foisonnant des paysans. Au fond, pourtant, tous pratiquent le même métier: ils travaillent la terre, pour lui faire produire les richesses qui vont nourrir, désaltérer, habiller, abriter... la communauté durant toute l'année, avant que le cycle reprenne pour une nouvelle année.
Toutefois les différences sont nombreuses, entre celui qui loue la force de ses bras au hasard des embauches pour les travaux des champs, celui qui est employé dans un domaine (chez nous, on dit un mas), celui qui possède la terre qu'il cultive, celui qui est maître de vastes propriétés...

Je vous parlerai, lors de billets à venir, de tous ces travailleurs de notre terre catalane. Je vous raconterai leur vie quotidienne. Laissez-moi d'abord vous les présenter dans leur diversité.

Après avoir lu ces lignes, direz-vous encore qu'ils font le même métier?

Au sommet de la hiérarchie sociale de ceux qui travaillent la terre, il y a le pagès. Lui, il est propriétaire de ses terres. Cela ne veut pas forcément dire qu'il en possède beaucoup. Mais elles lui appartiennent en propre, il n'a pas de droits à verser dessus (sauf éventuellement des remboursements de prêts, et peut-être dans certains cas d'anciennes survivances de servitudes féodales, lorsqu'il y a un seigneur dans sa paroisse).
Le pagès habite un mas. C'est plus qu'une simple ferme, et cela peut parfois même ressembler à un petit hameau. Il y vit avec sa famille, mais aussi avec ses mossos, ses serviteurs. N'ayez pas un haut-le-cœur égalitariste devant ce mot. Il permet d'englober tous ceux qui vivent au mas, sans que leur tâche soit nécessairement liée à la terre. Mais ceux qui travaillent dans les champs sont les plus nombreux. Le pagès lui-même en fait partie, d'ailleurs.
 

Le pagès, dans la cour de son mas

Ensuite, vient le masover (parfois appelé, de façon plus vague, le manero). Dans d'autres régions de France, on l'appelle le métayer. Il est le responsable de la gestion d'une partie d'un domaine (un autre mas, un petit hameau excentré...) pour le compte de son propriétaire. Il commande à tous ceux qui y vivent, mais il rend lui-même des comptes au pagès.

Plus fréquent est l'agrícola. C'est celui qui correspond le mieux au terme général de paysan. Il travaille en général dans le mas d'un pagès, mais il a aussi un petit lopin de terre qu'il cultive pour son propre compte, pour sa propre famille. Soit parce que ce bout de terre lui appartient, soit parce que l'usage lui en a été accordé, comme une part de sa rémunération, par le pagès. Et parfois, il possède aussi quelques bêtes; c'est appréciable, surtout s'il y a un bœuf parmi celles-ci: il sera particulièrement utile lors des labours (d'ailleurs, en France, on l'appelle souvent laboureur, même s'il ne fait pas que cela).

Les plus pauvres, ceux qui sont tout en bas de l'échelle sociale de ce monde paysan, sont les treballadors et les bracers (on écrit aussi brassers). Ce sont de simples ouvriers. Ceux qui ne possèdent rien de la terre qu'ils travaillent. La différence entre eux? Elle est ténue. La plupart du temps, les treballadors (travailleurs) sont attachés à un seul mas; alors que les bracers (brassiers) louent la force de leurs bras à qui voudra les embaucher. Pour une récolte, le retournement d'un champ, un défrichage... Dans leur paroisse d'origine, ou le plus souvent ailleurs. Les bracers se déplacent beaucoup, d'un mas à l'autre.
En général, ces deux derniers paysans font les travaux les plus pénibles. Et les plus mal payés.
 

Le battage de la récolte (ici, des haricots) par des treballadors

Voilà la diversité de notre société paysanne.

Pour la compléter, il ne faut pas oublier l'hortola (jardinier). Lui, c'est le paysan de la ville. Celui qui cultive les jardins, souvent de petite taille, situés dans les faubourgs ou le voisinage des grandes cités (il y en a beaucoup à Perpignan). Il contribue beaucoup à l'approvisionnement de la forte population urbaine.

N'oublions pas que c'est grâce à tous, en tous cas, qu'il n'y a plus de disettes depuis longtemps, dans notre région.

Partager cet article
Repost0

Le notaire

Publié le par Jaume Ribera

Un personnage essentiel, le notaire, à notre époque. Et depuis longtemps.

Dans ce que je vous ai raconté il y a quelques jours sur l'éducation des enfants, vous aurez compris que ce sont surtout les rudiments de l'instruction qui leur sont délivrés. Ce qui leur permettra de s'en sortir dans la vie quotidienne. Mais bien sûr, ils n'ont aucune notion du droit, des calculs financiers complexes, et ne sont absolument pas capables d'écrire de longues pages de texte. C'est pour cela que celui qui rassemble ces savoirs est quelqu'un qui a un rôle éminent parmi nous.
Or, il est essentiel que soit gardée la mémoire des transactions de tous types, qui sont effectuées durant notre vie. Nous sommes, ne l'oublions pas, une région influencée par l'héritage culturel romain. Et le droit était quelque chose d'essentiel dans le monde romain. Nous avons gardé cette habitude, de faire consigner tous les actes importants de notre vie: contrats de mariage, ventes, testaments, prêts d'argent, procurations, et même simples attestations parfois (de baptêmes chrétiens, par exemple)...

Le début d'un contrat de mariage de 1612 (à gauche) et d'un testament de 1643 (à droite)Le début d'un contrat de mariage de 1612 (à gauche) et d'un testament de 1643 (à droite)

Le début d'un contrat de mariage de 1612 (à gauche) et d'un testament de 1643 (à droite)


Quel que soit le niveau social auquel on appartient, on a presque tous recours au notaire, au moins une ou deux fois durant sa vie. J'ai connu de misérables mendiants qui ont fait rédiger leur testament, où pourtant ils n'avaient quasiment rien à léguer à qui que ce soit. Mais c'était pour eux un moyen de marquer par écrit une trace de leur vie ici-bas.
Le notaire fait payer ses actes à la ligne écrite (c'est pour cela que, parfois, les actes sont si longs avec de nombreuses formules redondantes). Mais les tarifs ne sont pas les mêmes pour tous: ils préfèrent gagner moins avec les actes des plus pauvres, afin de ne pas les décourager de faire appel à eux.

Comme ils sont des personnages centraux dans la société, il y a beaucoup de notaires, dans le Roussillon de mon époque. Beaucoup plus que dans celui que vous connaissez. Il est assez fréquent d'entendre parler du "notaire de ...", alors qu'on parle d'un simple village. Pensez que même chez nous, à Argelès, le notaire Bernat Moxet a exercé durant un quart de siècle jusqu'à sa mort, peu avant que je naisse. Et s'il n'a pas été remplacé, c'est parce que son fils (notaire lui aussi) n'est pas resté dans la cité. Et pourtant, il n'y avait guère que 350 habitants, à l'époque, à Argelès...

Il existe trois sortes de notaires, à mon époque. En fait quatre, mais Argelès n'est pas concernée par l'une d'entre elles.
     - Il s'agit du notaire seigneurial. Désigné par le seigneur pour rédiger les actes et garder la mémoire de tout ce qui concerne son fief. Mais comme je vous l'ai déjà dit, Argelès est une cité libre, qui ne dépend pas d'un seigneur. Donc il n'y a pas de notaire seigneurial chez nous.
     - Le plus important est le notaire royal. Non pas qu'il soit désigné par le Roi en personne, mais il tient sa charge du pouvoir royal (c'était déjà le cas quand nous étions Espagnols). Il est un officier, c'est-à-dire qu'il est propriétaire de son "office", qu'il transmet la plupart du temps à son fils ou à un gendre. Les notaires royaux marient très souvent leurs enfants entre eux... et ils sont souvent riches.

La relecture de l'acte, dans l'étude du notaire royal


     - Vous vous en doutez, à partir du moment où les seigneurs et l'État ont leurs fonctions notariales, l'Église ne pouvait pas être en reste. Il existe donc des notaires apostoliques, dont en principe la fonction est concentrée sur les actes relevant du fonctionnement du diocèse (Elne pour nous). Mais par extension, les notaires apostoliques sont les récipiendaires d'un grand nombre de testaments passés par les habitants. Pourquoi les testaments? En raison du quatrième type de notaires dont je vais vous parler.
     - En vous disant tout de suite, d'ailleurs, qu'il ne s'agit pas de notaires, en réalité. Mais de simples curés des paroisses. D'une part les curés savent bien plus écrire que leurs ouailles, qui n'ont que quelques rudiments (et encore...). Et d'autre part, autant un mariage ou une vente se préparent longtemps à l'avance, autant le moment de faire rédiger son testament peut intervenir de façon précipitée: une maladie, un accident, une grossesse qui se déroule mal, et il est urgent (au cas où...) de confier ses dernières volontés. À qui? Au curé de la paroisse, qui lui est sur place alors que le notaire, quel qu'il soit, peut résider et instrumenter dans un lieu plus éloigné. Beaucoup de curés transmettent ensuite ces testaments au notaire apostolique, qui les archive.
Sauf ceux, plus malins, qui se sont mis d'accord avec un notaire royal des environs pour récolter les éléments du testament, que le notaire mettra ensuite en acte...

Les rayonnages de leurs études rassemblent une mine d'informations irremplaçable sur la vie dans notre société.

Tous ceux qui, comme Patrick, aiment se plonger dans ces actes notariés (pour quelque raison que ce soit) connaissent leur importance pour mieux connaître l'époque dans laquelle nous vivons.

Partager cet article
Repost0

Els traginers

Publié le par Jaume Ribera

Pardon à vous tous qui vivez dans mon futur, à une époque où peut-être le catalan n'est plus totalement compris, pour ce titre dans ma langue...
Mais comment pourrais-je dire mieux qu'en catalan ce dont je voudrais vous parler? Patrick me dit qu'en français, on traduit cela par voiturier. Mais il ajoute aussitôt que ce n'est pas un terme très clair, car il a également d'autres sens.

Le traginer, c'est celui qui transporte les marchandises. À pied, la plupart du temps, puisque l'animal qu'il possède (il est rare qu'il en ait plusieurs) est celui qui porte les denrées: chevaux, ânes, mules, bœufs... Les chemins de nos contrées voient ainsi passer toutes sortes d'animaux, plus ou moins chargés (souvent plus que moins, d'ailleurs) de produits extrêmement variés. Autant dire que c'est un métier essentiel pour la vie de tous. Surtout pour ceux qui vivent dans des écarts ou qui sont éloignés des cités, voire des villages.
 

Tous n'ont pas la chance d'avoir une charrette

Les traginers transportent toutes sortes de produits. Des matières premières, bien sûr: sable, graviers, bois... Tout ce qui sera utilisé dans les constructions, et qu'on ne trouve pas toujours, ou pas en quantité suffisante, sur place.
Le fruit des récoltes, aussi. Ce n'est pas toujours sur le lieu de production qu'on les utilise: le raisin pour le vin, les céréales pour les diverses farines, les herbes et les plantes pour les potions et les baumes des apothicaires...
La nourriture, aussi. La plupart des villages, des hameaux, des mas, sont autonomes pour cela; mais il y a des produits (les poissons, par exemple) ou des périodes (une grande fête, ou au contraire une période de disette) où on a besoin de transporter aussi de la nourriture. Pour les traginers, c'est souvent mieux payé, car les délais sont brefs; mais en conséquence, c'est plus fatiguant, car il ne faut pas traîner en chemin...
 

Plus le traginer transporte, et mieux il gagne sa vie... Alors parfois les charges sont impressionnantes

Mais il y a une chose d'irremplaçable que ce métier permet de transporter et de faire vivre d'un village à l'autre, dans une sorte de flux continu: les nouvelles. Le traginer, en effet, est souvent le seul lien permanent entre des communautés distinctes, et parfois éloignées. À Argelès (et nous ne sommes pourtant pas un village isolé dans la montagne!...), c'est par eux que nous avons appris le siège de Perpignan, en 1641; puis la fin de la guerre, en 1659. Ils en avaient entendu parler lorsqu'ils étaient à la ville, et ont colporté la nouvelle tout leur trajet durant. Il en a été de même, bien sûr, dans toute la région.
Et encore là, je vous parle de nouvelles touchant à l'histoire; mais il en est de même, et de façon bien plus fréquente, pour les nouvelles familiales: le décès d'un aïeul, la naissance d'un enfant, les mariages, les déménagements... Il ne faut pas croire, parce que nous n'avons pas tous les instruments modernes que vous possédez et dont je refuse que Patrick me parle (il n'y tient d'ailleurs pas...), que nous ignorons ce qui se passe chez nos parents éloignés.

Un métier essentiel, donc. Mais tellement difficile!
Les charges, qu'il faut remuer plusieurs fois. Le froid, la pluie, la boue des chemins, les sentiers qui se perdent parfois dans la végétation abondante...
Et les dangers, aussi. De la chute, bien sûr. Mais aussi des voleurs. Ce que le traginer transporte a de la valeur. Parfois beaucoup de valeur. Et il passe souvent dans des sentiers isolés. Forcément, cela suscite des envies. Il n'est pas rare, hélas, qu'un traginer disparaisse on ne sait où, et que plus personne n'entende parler de lui.
Ni de sa cargaison.
 

La terreur de tous les traginers: tomber dans une embuscade

Alors une remarque, en passant.
Quand il vous arrivera, un jour, de pester contre une livraison qui a pris du retard... Pensez à ce que cela pouvait être, à l'époque des traginers!

Partager cet article
Repost0

L'instruction des enfants

Publié le par Jaume Ribera

Patrick m'a raconté qu'un jour, un auteur (que pourtant il aime bien) lui a dit, en commentant l'une de mes aventures: "Il y a quand même une erreur que vous commettez, c'est que beaucoup de vos personnages lisent et écrivent. Pourtant, on sait que tout le monde était analphabète, à l'époque..."
J'en rigole encore! Quelle méconnaissance de ce qu'est le niveau d'instruction, durant les années 1660!

Entendons-nous bien: je ne suis pas en train de vous dire qu'à mon époque, existe déjà le système complexe des écoles qui est le vôtre, où d'après ce que Patrick m'a raconté, on bourre le crâne des enfants pendant des années, avec tout un tas de connaissances qui ne leur serviront plus par la suite, mais qui les occupent une quarantaine d'heures par semaine... Non. L'éducation, de mon temps, est exclusivement utilitaire. Son but n'est pas tant d'instruire, mais de donner les bases pour une bonne intégration au sein de la vie sociale. On ne fabrique pas des têtes bien pleines, mais des têtes utilement remplies.
 

Une école à la ville... pour les familles les plus aisées

Cela fait de nombreux siècles, depuis les temps de Charlemagne, que les pouvoirs successifs savent qu'il n'y a pas de progrès de la société si la population reste dans l'ignorance totale. Mais les systèmes mis en place sont restés fragiles face aux aléas de leur temps. Depuis presque un siècle (pour moi!), l'Église a pourtant fait de gros efforts. Pas désintéressés, certes: il s'agissait, en instruisant mieux les enfants, de les rendre moins perméables aux idées de la Réforme protestante.

Dans presque toutes nos paroisses, donc, les curés apprennent aux enfants. Au programme: du calcul (simple: celui qui permettra de ne pas se faire rouler lors des transactions, et de connaître l'étendue des champs); un minimum d'écriture (mais le papier est cher; alors on laisse souvent cela de côté); un peu d'anatomie et d'hygiène (mais si!); et surtout beaucoup, mais vraiment beaucoup d'enseignement religieux.
 

L'école aux champs, par le curé du village, qui s'occupe de (presque) tous


Cela se passe, en général, à la cure; en moyenne, pour les enfants entre 7 et 12 ans. Quelques heures par semaine, sauf bien sûr pendant les périodes où les familles ont besoin de tous les bras pour certains travaux dans les champs ou dans les ateliers d'artisans.
Ce n'est pas gratuit, mais le plus souvent le curé est payé par de la nourriture, ou de l'aide dans son propre jardin. Il y a quand même des familles miséreuses qui ne peuvent pas lui confier leurs enfants. Mais il n'est pas rare de voir des curés s'occuper quand même de certains petits mendiants, ne serait-ce que pour les sortir de leur misère.

Enfin en principe, mais en principe seulement, hélas, cette éducation est pour les garçons ET pour les filles. Dans notre pays catalan toutefois, il faut reconnaître que rares sont les petites filles qui sont ainsi instruites. Ce sont la plupart du temps leurs mères ou leurs grands-mères qui leur apprennent tout ce qu'elles doivent savoir pour bien tenir, plus tard, leur maisonnée: un peu de calcul, de la couture, de la cuisine, les soins de base...

Vous le voyez: le système d'éducation des enfants que nous avons est imparfait. À ce que j'ai cru comprendre, d'ailleurs, le vôtre a aussi ses problèmes...
Mais il existe. Et nous ne sommes pas autant d'analphabètes que votre époque se plaît à le croire.

Partager cet article
Repost0

Où sont les femmes?

Publié le par Jaume Ribera

C'est une question qui revient, parfois: pourquoi y a-t-il aussi peu de femmes, dans le récit de mes enquêtes? Alors je sais que vous vivez dans une époque maniaque de parités en tous genres... Mais nul besoin de comptages sophistiqués, que certains ont peut-être faits, pour se rendre compte que oui, il y a plus d'hommes que de femmes dans mes aventures.

Pourquoi? Je pourrais m'en sortir par une pirouette, en disant que les principaux milieux dans lesquels se sont déroulées les enquêtes que j'ai eu à mener jusqu'à présent étaient des milieux masculins. Celui des maîtres-maçons perpignanais dans Le fanal de Madeloc; celui d'une famille d'hommes dont la seule femme (ou presque) était justement la victime dans Les anges de Saint Genis; celui d'un prieuré et des abbayes environnantes dans Le novice de Serrabona.

Mais la raison principale est plus profonde. Je vous l'ai dit, les récits de mes enquêtes sont, certes, des énigmes policières. Mais elles essaient aussi d'être des reflets de la société dans laquelle elles se déroulent. C'est-à-dire la société catalane de la deuxième moitié du XVII° siècle. Or cette société catalane est fondamentalement masculine. À votre époque, vous diriez même machiste. J'insiste: je parle de la société catalane du XVII° siècle.
 

 

 

Costume de la femme catalane au XVII° siècle: milieu urbain aisé       Costume de la femme catalane au XVII° siècle: milieu paysan modeste  

Ce sont les hommes qui, de mon temps, dirigent la cité; si parfois quelques femmes participent aux réunions du conseil de la paroisse, c'est dans l'attente de leur mariage, ou dans celle de l'accession de leurs fils à la majorité.
Ce sont les hommes qui sont les seuls habilités à prendre des décisions juridiques (notariales notamment) pour les membres de leur famille et leurs biens; les testaments, ventes, dons, se font tous avec l'autorisation du mari. La veuve pourra, certes, disposer comme elle le veut de sa dot; mais c'est au mari qu'elle est confiée.
Ce sont les hommes, enfin, qui le cas échéant doivent combattre pour défendre la communauté, voire partir à la guerre. Il n'y a pas de femmes soldats...

Cela ne veut pas dire que les femmes ne sont rien, dans la société catalane du XVII° siècle, bien au contraire. Comme dans toutes les sociétés où les hommes exercent les fonctions les plus visibles, où ils tiennent en apparence le haut du panier, leur rôle est au contraire essentiel pour la cohésion sociale. Un double rôle, en fait.
     - Ce sont les femmes qui ont toute la responsabilité vis-à-vis des enfants: les élever, les nourrir, les soigner... Or dans notre société où tant d'enfants meurent encore en bas âge, c'est une tâche majeure, ne serait-ce que pour la survie de la cellule familiale.
     - Ce sont aussi les femmes qui sont les maîtresses à la maison. Maîtresses des stocks de nourriture, de l'état du linge, de l'ordonnancement du logis... Le cap de casa n'est le chef de la maison que vis-à-vis de l'extérieur. Le vrai maître du logis, c'est son épouse, puis sa bru ou sa fille aînée...

Alors: effacée, la femme catalane du XVII° siècle? Sans nul doute, en tous cas aux yeux de l'extérieur.
Plongez-vous dans les registres paroissiaux de mon époque, ceux qui listent les actes de baptêmes, de mariage, de décès... Le nom de naissance de la femme n'y apparaît jamais, comme effacé par le simple fait que son mariage l'a faite entrer dans une autre famille.
 

 

Le 2 juillet 1670, c'est en tant que "femme de Joan Pera Naudo" que Maria "Naudo" est enterrée. Nulle trace de son patronyme de naissance.

Voici pourquoi, parce qu'ils sont le reflet de cette société catalane postérieure à 1659, ce sont surtout des hommes que l'on rencontre dans les récits de mes enquêtes.

Et Sylvia?............... Quoi Sylvia?.............. Ah oui, c'est vrai............
Je ne vous en ai pas encore parlé.
Non, ce n'est pas parce qu'elle est une femme.
C'est parce que pour le moment, je préfère garder pour moi ce que je pourrais vous dire à son sujet.

Ne m'en veuillez pas...

Partager cet article
Repost0

Le batlle

Publié le par Jaume Ribera

Je vous ai parlé l'autre jour du rôle des consuls dans la cité. Il y a un autre personnage important: le batlle (pour ceux qui ne parlent pas le catalan: prononcer "batïeu"). Nous n'en avons pas, à Argelès. En effet, le batlle est le représentant du seigneur au sein de la communauté. Or, Argelès est une cité-libre (c'est un statut, reconnu depuis des siècles), et ne dépend donc d'aucun seigneur. Mais dans la plupart des paroisses alentours, il y a un batlle, au côté de l'administration consulaire.

Vous connaissez cette fonction, en France. Chez vous, dès la féodalité, le représentant du seigneur était le bailli. En tous cas dans le sud du pays, région influencée par le droit romain. Dans le nord, on l'appelait (et on l'appelle toujours, à mon époque) le sénéchal. Leur rôle est le même: représenter le pouvoir du seigneur au sein de la communauté, avec le droit d'exercer en son nom les pouvoirs administratifs (en ce qui concerne l'impôt, surtout) et judiciaires (sauf pour les plus gros crimes). Le batlle, c'est finalement le véritable chef de la communauté, au quotidien. Ce n'est pas un hasard si, dans certains de vos livres d'histoire, Patrick me dit qu'on l'appelle le maire du nom, parfaitement incongru à mon époque, porté par la plus haute autorité de vos villages et villes dans votre temps.

Reste à savoir qui est choisi. Beaucoup de seigneurs sont dans la réalité éloignés (physiquement et politiquement) des villages existant sur leurs terres. Il est donc fréquent que le batlle soit choisi au sein d'une des familles les plus en vue. Par la richesse, par l'étendue de ses terres, par la sagesse de ses membres, par son rôle central dans les réseaux d'alliances matrimoniales...
Ce n'est pas forcément le chef de famille qui est désigné. Ce dernier, en effet, a assez à faire avec la gestion de ses propriétés pour ne pas y ajouter la prise en charge de tous les soucis de la communauté. Mais c'est souvent le cas. La fonction est donc fréquemment héréditaire, et dans les plus petits villages, les batlles de père en fils sont assez fréquents.

 

Bernat Rocha, dont la fonction de batlle (de Montferrer) est la seule indication qui soit rappelée dans son acte de décès, était fils et père de batlles

Cela dit, il peut arriver aussi que le seigneur instaure une sorte d'alternance dans la fonction entre deux, voire trois, familles majeures. Aucune d'entre elles, dès lors, n'est durablement placée sous le contrôle des autres.
D'autant plus que si le seigneur désigne librement qui sera son batlle, il peut en changer tout aussi librement. Et quand il le veut. Certaines communautés ont ainsi connu des périodes durant lesquelles les changements de batlles ont été fréquents.

C'est donc une fonction essentielle, dans les communautés qui dépendent d'un pouvoir seigneurial. Une façon de rapprocher celui-ci des habitants. Car le batlle, appartenant à la population du village et partageant son quotidien, est un remarquable régulateur des tensions ou des litiges.

Bien meilleur qu'un seigneur lointain.

Partager cet article
Repost0

Les consuls de la cité

Publié le par Jaume Ribera

Dans la cité d'Argelès, je fais partie de ceux qui ont été élus à un poste de consul. Dit comme ça, bien sûr, ça impressionne... Souvenirs de l'Antiquité romaine obligent!... Le titre est ronflant. Mais qu'en est-il exactement?

Les pays méditerranéens sont fortement influencés par le droit romain. Celui-ci laissait une très grande place, pour la gestion des territoires et des communautés humaines, aux habitants eux-mêmes. Les seigneurs, que les temps féodaux ont multipliés, ont une autorité surtout militaire: pour assurer la sécurité du groupe, notamment à l'intérieur des châteaux. En contrepartie de cette sécurité, ils reçoivent une forte part des revenus des terres de leur fief. Soit parce qu'ils en sont les propriétaires, soit parce qu'ils y ont des droits (souvent extrêmement anciens, et très complexes à démêler) reconnus par les vrais propriétaires.

Mais la gestion au quotidien, les seigneurs ne s'en occupent pas. Les querelles de voisinage, les décisions sur la construction d'un puits, l'entretien d'un canal ou d'un chemin, le défrichement de nouvelles parcelles, la réfection du mur ou du toit de l'église, ..., tout cela n'est pas géré par le seigneur, mais directement par la communauté des habitants.

La réunion de ces derniers, chez nous, s'appelle le Conseil général. Tous les chefs de famille, les caps de casa, y participent. Surtout des hommes, mais des femmes peuvent faire partie du Conseil, dès lors qu'elles sont veuves ou héritières encore donzellas (célibataires). Au sein du Conseil, tous ont les mêmes droits et les mêmes pouvoirs. Les décisions se prennent par le vote (en général à main levée, puisque rares sont ceux qui savent écrire), et chacun n'a qu'une voix, quelle que soit l'importance de ses terres ou sa richesse.

Cela dit, des réunions du Conseil, il n'y en a qu'une ou deux par an. On ne passe pas son temps en réunions, non plus... Entretemps, ce sont les consuls qui gèrent la cité. Ils sont élus dans ce but, pour un an, par le Conseil. À Argelès, nous avons trois consuls; ils sont cinq à Perpignan, mais souvent deux et parfois un (c'est rare) dans les plus petits villages. Chacun représente une catégorie d'habitants.
Le premier consul est élu par les riches commerçants, les docteurs de l'Université, les religieux de rang élevé... À Argelès, seuls quelques commerçants correspondent à ce niveau social.
Le troisième consul est celui qui est élu par les ouvriers agricoles, les journaliers, les domestiques... Les plus pauvres de tous les habitants de la cité.
Et tous les autres caps de casa (artisans, commerçants moins riches, médecins...) élisent le deuxième consul. C'est le poste que j'ai occupé pendant un an.

L'élection est préparée par les consuls en fonction, peu avant la fin de leur mandat, aidés par quelques anciens consuls réputés pour leur probité. C'est ce qu'on appelle le conseil d'insaculation. Son travail le plus important est de dresser la liste de ceux qui remplissent les qualités nécessaires pour être élus. Après, c'est le vote de tous qui choisira, au terme d'une procédure qui peut changer selon les coutumes locales, mais qui présente un mélange de tirage au sort, de religiosité et de réelle démocratie locale. Patrick a décrit cette élection à la fin du Fanal de Madeloc.

C'est parce que ces institutions locales étaient équilibrées et ont fonctionné durant des siècles que ça me fait toujours rire, quand Patrick me dit qu'à votre époque, vous considérez que mon temps était marqué par un autoritarisme aveugle, peu soucieux des intérêts des gens...

Balivernes excessives!...

Partager cet article
Repost0

<< < 1 2 3 4 5