Tout le long de la côte rocheuse qui commence au sud d'Argelès, se succèdent de nombreuses petites criques. Je me souviens de vous en avoir parlé. C'est un ensemble finalement assez mal connu, très peu peuplé, et dans lequel se sont développés, durant les longues années de guerre que notre région a connues, de multiples trafics.
L'anse de Paulilles est l'une de ces criques. Ni plus, ni moins notable que les autres.
Si ce n'est qu'elle est plus vaste, entre le cap Béar qui la sépare de Banyuls au Nord, et le cap que nous appelons Coustodou, et dont Patrick me dit que vous l'appelez désormais Oullastrell, au Sud.
Un paysage de roches et de maigre végétation
La plupart de ces criques sont surtout accessibles par la mer.
À Paulilles, toutefois, il est aussi possible de venir par la terre. Le minuscule ruisseau qu'on appelle Rec de Cosprons vient en effet finir sa course au centre de la crique. Il descend des pentes de la Madeloc, en traversant toutes les terres du hameau de Cosprons. Ce mince couloir permet une réelle communication entre ce dernier et la mer. D'ailleurs, je vous l'ai raconté, l'histoire du hameau est très dépendante de l'étendue maritime.
C'est pour cela que cette anse est témoin d'une grande activité clandestine. La proximité de Cosprons compense le côté passablement désertique des abords.
Évidemment, il vaut mieux connaître ou être bien guidé...
Ceux-ci assurent la discrétion; mais les habitations somme toute assez voisines peuvent servir de refuges proches, en cas de nécessité.
Or j'ai entendu dire que depuis quelques temps, il y a une reprise des activités nocturnes, du côté de Paulilles.
Et que de mystérieux navires s'approchent des côtes, parfois la nuit...
L'anse aurait-elle repris du service?
Je vous en reparlerai...
C'est une question qui peut surprendre, tant la réponse paraît évidente: eh bien le Roi, bien sûr!... C'est-à-dire Louis XIV depuis que nous sommes devenus Français...
Mais il n'en est bien sûr rien dans la réalité quotidienne qui est la nôtre. Louis XIV ne représente pas encore grand chose dans la région, à part peut-être pour ceux qui ont assisté à son arrivée et à ses déplacements dans Perpignan lors de sa venue en avril 1660, et qui ont fugacement pu apercevoir sa silhouette à l'intérieur des coches qui le conduisaient d'un endroit à l'autre. Et encore Louis a-t-il peu bougé, tant il faisait mauvais et tant il a plu, durant son séjour dans sa nouvelle province.
Mais c'est tout! Comment pourrait-il en être autrement, d'ailleurs? Le traité qui nous a rattachés au Royaume de France ne date que de novembre 1659. Deux ans plus tard, la langue que nous parlons est toujours le catalan; les lois que nous appliquons sont toujours celles de la monarchie espagnole et des usages catalans, que Louis a d'ailleurs pleinement confirmés; les monnaies que nous utilisons (quand nous ne leur préférons pas plus simplement le troc) sont espagnoles ou plus souvent purement locales.
Aux monnaies françaises (à gauche) ou espagnoles (à droite), nous préférons souvent les pellofes locales (un exemple au centre)
Autant dire qu'il faudra sans doute longtemps à la Couronne de France pour absorber notre région dans son système politique et social. Et que ce n'est pas l'image d'un roi forcément lointain de nous qui y changera quelque chose.
D'où l'importance des institutions mises en place pour nous diriger. Dans un premier temps, c'est le Gouverneur de la province qui a eu tous les pouvoirs. Durant les dernières années de la guerre, c'est François de Sagarre qui occupa le poste. Il a francisé son nom, mais en fait il est Catalan, originaire de Lleida. Rallié depuis longtemps aux intérêts français, il en a été récompensé par ce poste éminent, ce qui lui valut une franche détestation dans toute la province. D'ailleurs sitôt celle-ci définitivement annexée, Paris a préféré confier la fonction de gouverneur à un Français, venu des confins du Limousin et du Périgord: Anne de Noailles. Ceux d'entre vous qui ont lu le récit de mes enquêtes savent que je l'ai rencontré plusieurs fois et que, finalement, nous nous apprécions mutuellement.
François de Sagarre et Anne de Noailles, nos deux gouverneurs successifs
Mais là n'est pas la question! Il se dit beaucoup, ces derniers temps, que Noailles est de moins en moins présent dans la province. Non pas qu'il se désintéresse de sa fonction, non! Mais le poste de gouverneur ne comblerait pas suffisamment ses ambitions; après tout, il est militaire et la région est en paix, désormais. Ce n'est pas ici qu'il pourra faire prospérer sa carrière. Mais surtout, sans doute lassés par la persistance des complots permanents qui naissent ici, ceux qui entourent le Roi à Paris veulent plus s'appuyer sur des instances spécifiquement locales, supposées plus capables de s'y retrouver entre tous les clans.
C'est ainsi que s'est produite, au cours des années 1660 et 1661, la mise en place du Conseil Souverain du Roussillon, qui a absorbé toutes les instances déjà en place.
Un palais ancien au cœur de Perpignan pour ce nouveau lieu de pouvoir
Logée dans le très ancien Palais de la Députation, à deux pas de la Loge de Mer qui est depuis des siècles le centre du Perpignan important, l'institution se veut surtout une instance judiciaire chargée de juger toutes les affaires civiles et criminelles qui lui sont soumises; mais elle est aussi une instance politique, puisqu'elle est automatiquement saisie de tout sujet impliquant la relation avec notre nouveau royaume.
Qui dirige ce Conseil? C'est là que les choses se compliquent. Et mon ami Athanase de Mostuéjouls, idéalement placé à la forteresse, me raconte parfois que les réunions en sont souvent houleuses et qu'elles ont du mal à décider quoi que ce soit, tant tous veulent s'en assurer le contrôle. Il faut dire qu'on y trouve un beau monde très hétéroclite: des Catalans ralliés à la France, des Espagnols en rupture avec la couronne vieillissante de Philippe IV, des Français nommés là pour essayer de jouer le rôle d'arbitres (notamment un certain Charles Macqueron, dont on dit qu'il prend de plus en plus d'importance dans la région).
Ceci pour dire que, finalement, il n'y a pas vraiment de réponse simple à la question posée par le titre de ce billet...
Qui nous gouverne? À Perpignan, c'est très changeant au gré de l'influence fluctuante des uns et des autres. Hors de la ville, c'est souvent les plus influentes des familles locales, à condition qu'elles ne s'opposent pas trop ouvertement aux nouveaux maîtres français. Et dans les plus lointaines des vallées et des paroisses, c'est encore bien souvent les seigneurs locaux (rarement riches, pourtant) appuyés par les batlles qu'ils désignent pour les seconder.
Quelque chose me dit qu'on n'est pas sur le point d'en finir avec les ambitions contradictoires des uns et des autres...
Et qu'une réelle paix n'est pas pour demain dans notre société!...
Je vous l'ai déjà dit: la mer n'est pas notre amie. Du moins n'est-elle pas l'amie de la plupart de mes contemporains, y compris dans une cité comme Argelès qui est si près d'elle.
Il faut nous comprendre: c'est par la mer que durant des siècles sont arrivés les ennemis, en des temps où la chaîne de montagnes nous apportait une protection contre les conquérants venant du Sud. Par ailleurs les tempêtes et le mauvais temps, fréquemment violents dans notre région, nous viennent aussi le plus souvent de la mer.
Non, la mer n'est pas toujours pour nous une voisine paisible et accueillante
En conséquence, rares sont ceux qui tirent subsistance de l'étendue marine. Et alors que d'assez nombreux pescadors (pêcheurs) fréquentent les étangs que nous connaissons, le long du littoral ou même à l'intérieur des terres, rares sont ceux qui osent s'aventurer en mer.
D'ailleurs, ils ne vont pas loin. Pas question de s'éloigner trop de la cote. Ils ont l'habitude de plaisanter en disant qu'ils aiment tellement leur terre catalane qu'ils ne veulent pas la perdre de vue. Mais la vérité, c'est qu'ils ne veulent pas partir au large.
Ils ne le pourraient de toutes façons pas! Les barques des quelques pêcheurs qui quittent la terre ferme ne sont pas construites pour leur permettre d'affronter des flots susceptibles de s'agiter soudain.
Nos barques ne sont pas très éloignées de celles dont Patrick m'a dit que vous les appelez "barques catalanes", amoureusement décorées et abondamment exposées aux regards sur les plages de nos quelques ports. Mais elles sont plus sobres, plus fonctionnelles pour tout dire.
De petite taille, elles ne dépassent pas 3 ou 4 toises (traduction de Patrick: entre 7 et 8 mètres). Elles sont à fond plat, pointues de façon identique à la poupe et à la proue. Équipées d'une voile, elles se manœuvrent aussi par les avirons, ce qui augmente leur maniabilité d'autant plus qu'elles sont légères.
Rassemblées sur la plage, en attendant de reprendre la mer
Tout cela est certes très pratique pour naviguer, mais est également assez fragile. C'est pour cela que ces petites barques sont surtout utilisées dans les ports de la Côte rocheuse, là où la montagne pyrénéenne se jette dans la mer.
Il n'y a guère que deux ports qui ont un peu d'importance. Collioure, bien sûr, et Banyuls de la Marenda. Entre les deux, Port-Vendres n'est quasiment plus peuplé et a perdu une large partie de son activité. Même si des rumeurs disent que les Français ont pour projet de lui redonner son importance passée.
De multiples anses et criques, mais très peu de ports
Après Banyuls, il n'y a guère que de rares maisons accrochées aux rochers, même pas regroupées en hameaux (sauf le minuscule Cerbère). Tout le long de la côte rocheuse, se trouvent entre ces bourgades de nombreuses petites criques et autant d'anses discrètes, pas toujours accessibles de la terre ferme, dans les recoins desquelles il est loisible de venir pêcher à l'abri de la houle du large.
Alors bien sûr, dans ces lieux, il existe des familles de pêcheurs. Certaines le sont depuis plusieurs siècles, d'ailleurs. Cantonnées dans une pauvreté réelle, tant il y a peu de profits à faire dans cette activité. S'il y a peu de pêcheurs, c'est aussi parce qu'il y a peu de consommateurs. Les coquillages et quelques crustacés sont certes présents dans notre cuisine. Les poissons le sont moins, hormis la bullinada dont je vous reparlerai.
Ceci pour dire qu'els pescadores ne roulent pas sur l'or. C'est sans doute pour cela que tout le long de la côte, se multiplient toutes sortes de trafics, surtout depuis que cette zone rocheuse est devenue frontalière.
Il faudra que de cela aussi, je vous en reparle...